Mont Roraima : Le sommet mystique où la Terre touche le ciel © DR

Mont Roraima : Le sommet mystique où la Terre touche le ciel

 

Émergeant des brumes de la savane guyanienne, le mont Roraima s’élève tel un bastion hors du temps, à la croisée du Venezuela, du Brésil et du Guyana. Véritable forteresse naturelle aux falaises abruptes et aux sommets tabulaires, ce tepui emblématique fascine autant les scientifiques que les rêveurs. Considéré comme l’une des plus anciennes formations géologiques de la planète, il abrite une biodiversité exceptionnelle et des paysages d’une étrangeté saisissante. Entre science et mysticisme, ce géant de pierre invite à une exploration du monde tel qu’il était il y a plusieurs millions d’années.

En 1884, l’expédition britannique menée par Everard im Thurn parvint pour la première fois au sommet du mont Roraima, jusque-là considéré comme inaccessible. Cette ascension spectaculaire inspira l’écrivain Arthur Conan Doyle pour son roman Le Monde perdu (1912), dans lequel des créatures préhistoriques survivent sur un plateau isolé du reste du monde. Aujourd’hui encore, cette inspiration littéraire alimente les récits autour du mont Roraima, renforçant son image de territoire énigmatique, à la frontière du réel et de l’imaginaire.

Aux confins du monde : Portrait géographique du mont Roraima

Le mont Roraima est un massif tabulaire emblématique de la région des Guyanes, situé au cœur du massif des Tepuis, ces formations rocheuses monumentales qui ponctuent le plateau des Guyanes. Culminant à 2 810 mètres d’altitude, il s'étend sur environ 34 kilomètres carrés. Ce relief spectaculaire est le fruit d’une érosion millénaire ayant sculpté des falaises abruptes de quartzite. Le climat y est humide et changeant, avec une alternance de brouillards épais, de pluies fréquentes et de percées de soleil éphémères. Cette humidité constante a favorisé le développement d’écosystèmes endémiques uniques, caractérisés par une végétation adaptée aux sols pauvres et acides, tels que des broméliacées, des orchidées et des plantes carnivores.

Forteresse naturelle enveloppée de brume, le mont Roraima

Forteresse naturelle enveloppée de brume, le mont Roraima abrite une biodiversité unique et des paysages spectaculaires. | © Corey Martella

Le sommet du mont Roraima offre un panorama saisissant, presque irréel. La roche sombre, polie par le vent et la pluie, révèle des nuances de gris anthracite à noir profond, parfois illuminées de reflets argentés sous la lumière diffuse des nuages. Le plateau présente d’étonnantes formations rocheuses sculptées par l’érosion, évoquant parfois des silhouettes humaines, des animaux ou des architectures fantastiques. Des vasques naturelles, remplies d’eau cristalline et bordées de mousses et lichens d’un vert éclatant, ponctuent cette étendue. Le contraste entre la surface plane et les parois abruptes, souvent enveloppées de brume, renforce l’atmosphère mystérieuse du lieu, comme suspendu hors du temps.

Formations rocheuses ruiniformes au sommet du mont Roraima

Formations rocheuses ruiniformes au sommet du mont Roraima, sculptées par l’érosion au fil des millénaires. Ces structures aux silhouettes énigmatiques, évoquant parfois des visages, des animaux ou des monuments, participent au caractère mystique et irréel de ce plateau isolé entre ciel et nuages. | © Gérard Vigo / Wikimedia Commons

Sous cette surface énigmatique, le mont Roraima dissimule un vaste réseau souterrain de grottes et gouffres, illustrant une structure dite pseudokarstique. Ce système, appelé Sistema Roraima Sur, s’étend sur plus de quinze kilomètres avec un dénivelé de 73 mètres, ce qui en fait la plus grande grotte quartzique connue à ce jour. Cartographié entre 2003 et 2005, ce réseau souterrain se connecte à d’autres cavités, comme la cueva Ojos de Cristal. Il révèle un labyrinthe d’espaces où l’eau infiltre la roche et façonne des formations étonnantes, telles que des stalactites noires dont l’origine reste mystérieuse. Le niveau d’eau dans ces galeries varie fortement selon les précipitations, transformant parfois des couloirs à sec en rivières souterraines temporaires. Certaines ouvertures, comme El Fosso, témoignent d’effondrements anciens, donnant naissance à des puits inondés d’où jaillissent cascades et sources. Ces eaux, qu’elles coulent en surface ou dans les profondeurs, alimentent de nombreux cours d’eau à la base du mont, dont le río Kukenan et le río Arabopó au sud, affluents de l’Orénoque, ainsi que la rivière Kako au nord et le rio Cotingo à l’est, qui rejoint le bassin de l’Amazone. Cette complexité hydrologique fait du mont Roraima un véritable cœur vivant, où l’eau relie le sommet aux plaines environnantes.

Aux origines d’un géant : histoire géologique et héritage culturel

Le mont Roraima est l’un des plus anciens reliefs exposés de la planète, formé à partir de sédiments déposés il y a environ 2 milliards d’années, durant l’ère précambrienne. Ces couches de grès et de quartzite, issues de la formation dite « de Roraima », ont été lentement modelées par l’érosion, isolant progressivement ces hauts plateaux du reste du continent. Ce processus a abouti à la formation des tepuis, ces montagnes tabulaires aux écosystèmes insulaires. Une anecdote scientifique marquante réside dans la découverte, sur le sommet du mont Roraima, de plusieurs espèces de plantes et d’invertébrés endémiques n’existant nulle part ailleurs sur Terre, preuve de l’isolement écologique extrême du lieu. Certaines études suggèrent même que cette séparation écologique pourrait remonter à plus de 70 millions d’années, à une époque où les dinosaures peuplaient encore la planète.

Lithographie du mont Roraima réalisée en 1870 par Charles Barrington Brown

Lithographie réalisée en 1870 par Charles Barrington Brown, extraite de l’ouvrage Canoe and Camp Life in British Guiana. L’image, conservée et numérisée par la British Library, témoigne des premières représentations occidentales du paysage guyanais au XIXe siècle. | © British Library

Bien avant l’arrivée des explorateurs européens, le mont Roraima était déjà un haut lieu spirituel dans les cosmogonies des peuples autochtones comme les Pémon et les Taurepang. Selon les Pémon vivant à ses abords, la montagne est le domaine des mawari, esprits gardiens de la savane, et occupe une place centrale dans leurs récits mythiques transmis oralement. L’un de ces récits fondateurs raconte qu’un arbre gigantesque, l’Arbre de la Vie, trônait autrefois au centre de la forêt, capable de produire tous les fruits imaginables. Un jour, un homme nommé Pia, animé par l’orgueil, décida de l’abattre malgré les mises en garde de son entourage et la protection des esprits. En s’effondrant, l’arbre déracina une masse de roches qui, en retombant, formèrent une chaîne de montagnes. Son tronc se métamorphosa en une imposante masse rocheuse dressée vers le ciel : le mont Roraima. De la base de l’arbre jaillit un déluge qui submergea les terres, ne laissant émerger que les sommets les plus élevés. Une autre légende attribue les pluies et les cascades du mont aux larmes de la femme du Soleil, abandonnée par son mari et ses deux fils, et qui pleure depuis sa solitude au sommet.

Chutes d’eau dévalant les falaises abruptes du mont Roraima

Chutes d’eau dévalant les falaises abruptes du mont Roraima, alimentées par les précipitations abondantes au sommet. Ces cascades spectaculaires, parfois éphémères, contribuent à l’atmosphère mystique du tepui, dont les parois verticales accentuent la majesté et l’isolement. | © M M

Dès le XVIe siècle, certains explorateurs européens évoquent l’existence d’une montagne mystérieuse, dissimulée par les brumes et les cascades — peut-être le Roraima — sans jamais en atteindre les sommets. Ce n’est qu’en 1838 que l’explorateur allemand Robert Hermann Schomburgk en livre une description détaillée, initiant une série d’expéditions scientifiques. Au fil du XIXe siècle, botanistes, géologues et zoologues venus d’Europe étudient la biodiversité et la géologie de cette région encore largement méconnue. L’ascension du mont Roraima par Everard im Thurn et Harry Perkins, en 1884, marque un tournant majeur, rendant possible l’exploration du plateau sommital grâce aux observations de naturalistes comme Henry Whitely. Longtemps considéré comme le point culminant du plateau des Guyanes, le Roraima devient dès lors un terrain d’étude privilégié. Pourtant, ses falaises nord, particulièrement abruptes, ne seront franchies qu’en 1973.

Un monde isolé : biodiversité unique et enjeux de préservation

Le mont Roraima constitue un véritable laboratoire de l’évolution, où l’isolement géographique a permis le développement d’une biodiversité endémique remarquable. La flore y est dominée par des espèces adaptées aux sols acides et pauvres en nutriments, telles que les hélianthèmes, les broméliacées et plusieurs variétés de plantes carnivores, dont certaines n’existent que sur ce sommet. Parmi la faune, on trouve des grenouilles minuscules (notamment Oreophrynella quelchii), des insectes rares, des coléoptères et des araignées spécifiques aux conditions extrêmes du plateau. Les interactions écologiques sont souvent spécialisées : certaines plantes, par exemple, dépendent de microfaunes spécifiques pour la pollinisation ou la digestion de leurs proies, renforçant la singularité de cet écosystème.

Les parois du mont Roraima

Les parois du mont Roraima, parmi les plus élevées de la région, atteignent jusqu’à 400 mètres de hauteur. Ces falaises verticales, sculptées par l’érosion, forment une barrière naturelle contre laquelle viennent se heurter les masses nuageuses ascendantes. | © Paulo Fassina

Face à cette richesse biologique singulière, des efforts de conservation ont été déployés pour préserver l’intégrité écologique du mont Roraima. Le site est désormais inclus dans le parc national Canaima, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, ce qui lui confère une protection juridique renforcée. Toutefois, le tourisme en croissance avec plus de 100 000 visiteurs annuels, bien qu’encadré, ainsi que le changement climatique, constituent des menaces potentielles pour cet environnement fragile. Des programmes de suivi scientifique et de sensibilisation auprès des visiteurs et des communautés locales ont été mis en place afin de limiter l’impact humain. Ces mesures visent à concilier la valorisation du site avec la nécessité de préserver un équilibre écologique vieux de plusieurs millions d’années.

Aux portes de l’inaccessible : comment rejoindre le mont Roraima

Le mont Roraima se dresse à l’extrême sud-est du Venezuela, dans l’État de Bolívar, à la frontière tripoint entre le Venezuela, le Brésil et le Guyana. Bien qu’il soit partagé administrativement entre ces trois pays, la voie d’accès la plus empruntée se situe entièrement du côté vénézuélien. Le massif est intégré au parc national Canaima, une vaste zone protégée couvrant plus de 30 000 km². La ville de Santa Elena de Uairén, située à environ 90 km du pied du mont, constitue le principal point de départ pour les expéditions. Cette localité frontalière avec le Brésil permet également des connexions terrestres depuis Boa Vista, la capitale de l’État brésilien de Roraima.

Sur le plateau isolé du mont Roraima, les randonneurs évoluent dans un paysage minéral hors du commun, marqué par des formations rocheuses énigmatiques, des vasques naturelles et une végétation endémique. | © Paulo Fassina

La « Rampe » constitue l’unique passage relativement praticable pour atteindre le sommet du mont Roraima sans escalade technique. Située sur le versant vénézuélien, cette pente naturelle au relief irrégulier permet de franchir les hautes falaises du tepuy en plusieurs heures d’ascension, au cœur d’une végétation dense et d’un environnement souvent brumeux. | © Tadashi Okoshi

Pour accéder au mont Roraima, les visiteurs doivent généralement emprunter un itinéraire de randonnée de plusieurs jours à travers la savane et la forêt tropicale. L’expédition classique commence au village de Paraitepuy, accessible depuis Santa Elena via une piste en véhicule tout-terrain. De là, le trek aller-retour jusqu’au sommet dure environ six à huit jours, et nécessite l’accompagnement de guides autochtones expérimentés. La saison sèche, de décembre à avril, est la période la plus propice à la visite, car les conditions climatiques y sont plus clémentes, bien que le temps reste imprévisible. Il est recommandé de se munir d’un équipement adapté aux fortes pluies, aux variations de température et aux terrains escarpés. En raison de l’isolement et de la fragilité du site, les autorités exigent le respect strict des consignes environnementales tout au long du parcours.

Vue sur les monts Kukenán (à gauche) et Roraima (à droite)

Vue sur les monts Kukenán (à gauche) et Roraima (à droite).
Dominant la savane du parc national Canaima, les imposants tepuys Kukenán et Roraima s’élèvent à plus de 2 600 mètres d’altitude. Séparés par la vallée du río Kukenán, ces plateaux tabulaires emblématiques de la Gran Sabana présentent des parois abruptes, souvent enveloppées de nuages, et abritent une biodiversité unique ainsi que de nombreuses légendes autochtones. | © Adalberto J. Perez L.

Le mont Roraima s’impose comme un site d’exception à l’échelle planétaire, tant par son isolement géologique que par la complexité de ses écosystèmes et la profondeur des récits culturels qu’il incarne. Véritable témoin des temps anciens, ce plateau tabulaire fascine autant les scientifiques que les peuples autochtones, offrant une fenêtre rare sur des dynamiques naturelles et spirituelles presque intactes. Dans un monde où les espaces vierges se raréfient, il représente à la fois un sanctuaire de biodiversité, un symbole identitaire pour les communautés locales et un défi de conservation à l’échelle internationale. Le mont Roraima rappelle avec force combien certains lieux, bien au-delà de leur beauté, condensent des enjeux fondamentaux pour la compréhension et le respect du vivant.

Ressources bibliographiques :

  • Michael Swan, British Guiana, London, U.K.: Her Majesty's Stationery Office, 1957.
  • Odeen Ishmael, Guyana Legends : Folk Tales of the Indigenous Amerindians, Xlibris Corporation, 2011.
  • "Mount Roraima", Encyclopædia Britannica, URL 
  • "Información General", Venezuela: Instituto Nacional de Parques, inparques.gob.ve. URL