Se distraire à en mourir par Neil Postman

Se distraire à en mourir par Neil Postman : la culture sous le règne du divertissement

 
TITRE : Se distraire à en mourir
AUTEUR : Neil Postman
TRADUCTION : Frédéric Morin (édition française)
ÉDITEUR : Fayard
DATE DE PUBLICATION : 1985 (USA), 2010/2011 (France)
NOMBRE DE PAGES : 224 pages
 PUBLIC : Lecteurs engagés, enseignants, étudiants en communication, passionnés de médias et de philosophie culturelle
TYPE : Essai critique sur les médias
CONTENU :
  • Analyse des dérives médiatiques à l’ère du divertissement
  • Comparaison des dystopies d’Orwell et Huxley
  • Réflexion sur la télévision et la culture du spectacle
  • Critique de l’infantilisation médiatique et de la perte du sens critique
  • Ouvrage fondateur en philosophie de la communication

Neil Postman, maître incontesté de la critique des médias, s’aventure ici dans un registre moins familier pour le grand public : la dystopie intellectuelle. Se distraire à en mourir, publié aux États-Unis en 1985 et récemment traduit en français, s’impose comme une œuvre fondatrice, préfigurant les grands thèmes que l’on retrouvera dans ses essais sur l’éducation, la télévision et la démocratie. Ce texte, tout en rigueur et en lucidité, nous plonge dans une réflexion profonde sur la disparition de l’esprit critique à l’ère du divertissement de masse.

La dystopie du divertissement : d’Orwell à Huxley

Écrit à un moment où la télévision règne sans partage sur l’espace public, l’ouvrage s’inscrit dans une période de bascule : celle où l’information commence à se confondre avec le spectacle. Inspiré par les travaux de Marshall McLuhan, Postman y démontre comment la forme médiatique façonne la pensée, et comment la culture de l’image prépare l’avènement d’une société où le sérieux devient suspect et la distraction, une norme. Une intuition qui, quarante ans plus tard, trouve un écho saisissant à l’ère du numérique et des réseaux sociaux.

L’esprit d’une culture peut se dégrader de deux manières. Selon George Orwell, elle devient une prison : les individus sont enfermés dans un système de surveillance et de censure, contraints par la peur et par l’imposition d’une vérité officielle. Aldous Huxley, quant à lui, montre une dérive d’un autre ordre : la culture s’effondre lorsqu’elle se transforme en caricature, saturée de divertissements et vidée de toute profondeur. Dans Se distraire à en mourir, Neil Postman s’inscrit dans cette seconde perspective et souligne que, dans les sociétés modernes marquées par la domination des technologies de communication, la menace pour la vie culturelle ne provient pas tant d’une autorité coercitive que d’un excès volontaire de distraction. L’ennemi, ici, n’a pas le visage menaçant d’un tyran, mais celui, souriant, des médias qui captivent et détournent l’attention.

La télévision, matrice du spectacle contemporain

Publié en 1985, l’ouvrage se situe à un moment charnière de l’histoire médiatique : celui du triomphe de la télévision comme médium central de l’information et de la vie publique. Postman, influencé par les travaux de Marshall McLuhan, part du principe que tout médium n’est pas neutre : il façonne le message qu’il transmet et conditionne la manière dont une société pense, débat et construit sa mémoire collective. La télévision, en privilégiant la rapidité, la fragmentation et l’émotion, altère la nature même du discours public. Le citoyen, submergé d’images et de stimulations, perd la capacité de soutenir une argumentation rationnelle ou d’entretenir une attention prolongée. Le politique devient spectacle, le journalisme se mue en divertissement, et l’éducation elle-même se transforme en produit de consommation culturelle.

Postman insiste sur le fait que la télévision – et plus largement les médias audiovisuels – n’agissent pas seulement par le contenu qu’ils diffusent, mais surtout par la forme qu’ils imposent : celle du spectacle. En transformant tout en représentation, en plaçant le divertissement au centre de la communication, ils modifient notre rapport à la connaissance et à la vérité. Ainsi, lorsque les affaires publiques se présentent comme un vaudeville, lorsque les débats deviennent bavardages et que la population adopte durablement la posture de spectatrice plutôt que d’actrice, la culture court un danger majeur : celui de sa dissolution. La société tout entière devient prisonnière de futilités, incapable de maintenir une pensée critique et de hiérarchiser le réel.

L’infantilisation médiatique et la perte du sens critique

Cette analyse prend une dimension particulièrement inquiétante dans un contexte où l’enfance elle-même est absorbée dans le flux médiatique, privée de l’expérience du silence, de la lenteur et de l’apprentissage symbolique. Dans le même mouvement, les adultes sont traités comme des enfants qu’il faudrait divertir en permanence. L’infantilisation collective devient alors une stratégie implicite des médias de masse, rendant impossible toute vie culturelle exigeante. Postman montre avec clarté que le problème ne réside pas seulement dans les contenus diffusés, mais dans le fait que la logique du divertissement a envahi l’ensemble de l’espace public et intellectuel : l’école, la politique, la religion et même le discours scientifique se plient désormais aux impératifs de la mise en scène.

En confrontant les visions d’Orwell et de Huxley, Postman conclut que nous ne craignons plus d’être opprimés par les technologies, mais que nous les adorons : nous les laissons réduire notre capacité de penser tout en nous procurant plaisir et confort. Cette aliénation volontaire, qui substitue la distraction à la réflexion, illustre ce que Michel Rocard appelait un véritable « combat de civilisation ». À travers cette mise en garde, Postman anticipe avec une lucidité remarquable les dérives du XXIe siècle : la superficialité des débats numériques, l’économie de l’attention, la transformation de la politique en performance médiatique.

Plus qu’un simple essai critique sur les médias, Se distraire à en mourir s’impose comme une œuvre de philosophie culturelle majeure. Il éclaire les liens entre communication, pouvoir et liberté intellectuelle, et demeure d’une actualité saisissante à l’heure des réseaux sociaux, où l’information se confond toujours davantage avec le spectacle. En nous invitant à réfléchir non sur ce que nous regardons, mais sur ce que le regard médiatique fait de nous, Neil Postman rappelle la nécessité d’une éthique de la vigilance culturelle.

Référence : L’ouvrage a été publié pour la première fois en 1985 sous le titre Amusing Ourselves to Death: Public Discourse in the Age of Show Business. Traduit en français en 2010 aux éditions Nova, il a été réédité en 2011 par Fayard sous le titre Se distraire à en mourir. L’auteur, Neil Postman (1931-2003), critique et théoricien de la communication, a dirigé le département Culture et Communication de l’Université de New York, où il s’est imposé comme l’une des figures majeures de la réflexion sur les médias et leur rôle dans la société contemporaine.