Sommeil fragmenté Vincent van Gogh, La Méridienne (dite aussi La Sieste), 1890-1891, Musée d'Orsay, Paris. | © Musée d'Orsay

Sommeil fragmenté : Le passé oublié de nos nuits avant l'ère industrielle

 

Le sommeil, souvent perçu comme une expérience universelle et immuable, est en réalité façonné par des facteurs sociaux, culturels et économiques. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle un sommeil d’environ sept à huit heures consécutives serait « naturel », cette forme de repos est une invention relativement récente, influencée par la révolution industrielle, l'éclairage artificiel et l'organisation du travail. Cette idée, explorée en profondeur par l’historien Roger Ekirch, a bouleversé notre compréhension des nuits humaines.

La découverte du sommeil biphasique

Roger Ekirch, professeur à l’Université polytechnique de Virginie, a mis en lumière dans un article publié en 2001 (Sleep We Have Lost: Pre-Industrial Slumber in the British Isles, The American Historical Review) que, jusqu’au XIXᵉ siècle, le sommeil biphasique était la norme dans les sociétés préindustrielles. Les individus dormaient en deux périodes distinctes : un « premier sommeil » en début de nuit, suivi d’une période d’éveil autour de minuit, puis d’un « second sommeil » jusqu’au lever du jour.

Le sommeil biphasique (préindustriel) était scindé en deux périodes

Le sommeil biphasique (préindustriel) était scindé en deux périodes : un premier sommeil (après le coucher), une période de veille (1 à 2 heures, activités diverses), et un second sommeil (jusqu'à l'aube). | © Spherama.com

Pendant l’intervalle de veille, les activités variaient selon les individus et les contextes : méditation, prière, entretien du feu ou soins aux animaux pour les paysans, discussions intimes ou même sorties brèves pour les citadins. Ce modèle fragmenté était largement accepté et intégré dans les rythmes de vie quotidienne.

L’influence de la révolution industrielle sur les habitudes liées au sommeil

Avec la révolution industrielle au XIXᵉ siècle, ce mode de sommeil traditionnel a été progressivement remplacé par un sommeil continu, adapté aux exigences de la production industrielle et de la discipline horaire imposée par les nouvelles formes de travail. L’éclairage artificiel, d’abord au gaz, puis électrique, a prolongé les heures d’activité après le coucher du soleil, bouleversant les rythmes biologiques humains.

L'éclairage artificiel a prolongé les heures d'activité, perturbant les rythmes biologiques humains

Un allumeur de réverbères allumant la dernière lanterne à pétrole de Buenos Aires (Argentine) en 1931. L'éclairage artificiel a prolongé les heures d'activité, perturbant les rythmes biologiques humains. | © Wikimedia Commons

Le sommeil d’un bloc est ainsi devenu un impératif social, une norme que chacun devait suivre pour être « productif ». Ces changements n’ont pas seulement transformé les nuits, mais aussi redéfini la perception du sommeil : l’insomnie, autrefois considérée comme une phase normale de veille nocturne, a été pathologisée comme un "trouble".

Des Sleep Studies aux implications contemporaines

La thèse de Roger Ekirch a ouvert la voie à un champ de recherche interdisciplinaire émergent : les Sleep Studies. Ces études combinent l’histoire, l’anthropologie, la sociologie et la biologie pour comprendre comment le sommeil est façonné par les dynamiques sociales et culturelles. Elles montrent que le sommeil n'est pas seulement une nécessité biologique, mais aussi une pratique socialement régulée, influencée par les valeurs, les technologies et les structures économiques d’une époque.

L'identification d'une origine sociale et historique au sommeil continu invite à reconsidérer certains problèmes modernes liés au sommeil. Par exemple, l’insomnie de milieu de nuit, souvent perçue comme un trouble, pourrait en réalité être un vestige du sommeil biphasique. Cette découverte questionne également les effets des transformations imposées par la modernité sur nos rythmes circadiens, notre santé mentale et physique, et notre rapport à la productivité.

L'insomnie pourrait en fait être une réminiscence du sommeil biphasique

L'insomnie, fréquemment considérée comme une perturbation du sommeil, pourrait en fait être une réminiscence du sommeil biphasique. | © cottonbro studio

En outre, cette réflexion ouvre un débat sur la manière dont les normes contemporaines du sommeil continuent d’être façonnées par des impératifs économiques et technologiques, comme l’usage des écrans, les horaires décalés et l’intensification du travail.

À mesure que la recherche progresse, les Sleep Studies pourraient aider à redéfinir les pratiques de sommeil pour s’adapter aux besoins individuels plutôt qu’aux diktats économiques. Cette évolution pourrait inclure une meilleure reconnaissance des variations naturelles des rythmes de sommeil et une valorisation des pratiques plus en phase avec les cycles biologiques humains.

Références bibliographiques :

  • A. Roger Ekirch, "Sleep We Have Lost: Pre-Industrial Slumber in the British Isles", The American Historical Review, vol. 106, no. 2, 2001, pp. 343–386.
  • Carol M. Worthman and Melissa K. Melby, "Toward a Comparative Developmental Ecology of Human Sleep", in Adolescent Sleep Patterns, 2001, pp. 69–117.
  • Matthew J. Wolf-Meyer, The Slumbering Masses: Sleep, Medicine, and Modern American Life, University of Minnesota Press, 2012.
  • A. Roger Ekirch, La grande transformation du sommeil : Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits, traduit par Jérôme Vidal, Éditions Amsterdam, 2021. [Publication originale : 2001].